Lucie et Lucius

Dix-huit heures. Enfin la fin des cours. Lucie se précipitait vers la sortie. Et la première chose qu'elle vit une fois les grilles franchies, ce fut la voiture de Lucius. Garée juste devant le portail, sans se soucier de la gêne qu'il pouvait occasionner, comme d'habitude. Lucie pressa encore son pas et monta dans la voiture sans un regard pour les autres, elle-même préservée par les vitres teintées. Elle se pencha vers Lucius pour l'embrasser.

- Tu ne peux pas t'en empêcher ?

- De quoi Princesse ? lui répondit-il, tout en coupant la circulation pour repartir.

- De justement me traiter comme une princesse !

Les yeux de Lucie lui lançaient des éclairs mais son sourire signifiait clairement à Lucius qu'elle ne pensait pas ses paroles. Au contraire, elle appréciait tout ce que Lucius faisait pour elle. Elle s'était toujours demandé comment Lucius était devenu un des ces "amis de la famille" invité à déjeuner tous les seconds et derniers dimanches de chaque mois. Il s'y présentait toujours, bien vêtu et jamais en retard. Lucie s'était toujours demandé si c'était pour plaire à ses parents qu'il se mettait sur son trente-et-un, mais jamais l'idée que c'était pour lui plaire à elle ne lui avait effleuré l'esprit. Après tout, qu'aurait pu lui trouver un riche héritier comme Lucius qui n'aura jamais besoin de travailler pour vivre une vie qui n'aurait rien à envier à celle d'un prince ? Mais c'était ce prince qui l'avait sauvée de la déchéance, qui l'avait aidée à sortir du gouffre profond dans lequel elle était tombée. Il y a trois ans déjà. Avant, Lucius n'était qu'un ami de ses parents, le seul qui s'intéressait à elle durant ces longs repas dominicaux, et depuis ce jour-là, il était devenu bien plus. C'était devenu le père qu'elle avait toujours souhaité avoir. Leurs rendez-vous se rapprochaient à chaque fois un peu plus, il se trouvait toujours sur son chemin, comme s'il la croisait, innocemment. Puis elle s'était rendue compte que ces rencontres, il les provoquait, et au lieu de s'en offusquer, elle s'en était ravie. Il l'avait aidé lorsqu'elle avait redoublé sa troisième, ses parents l'avaient placée dans un pensionnat religieux pour filles, étant donné son comportement de l'année précédente. Ils n'avaient rien compris. Mais Lucius, lui, avait compris. Lucie avait besoin d'amour. Elle avait besoin d'un père et Lucius avait pris cette place. Elle avait du refaire un Œdipe, car maintenant qu'elle avait grandi, qu'elle avait trois ans de plus, Lucius n'était plus un père pour elle. Les regards qu'il posait sur elle la faisaient rougir. Le bras qu'il passait d'autorité sur ses épaules lui paraissait être un avertissement, et toutes ces attentions qu'il lui portait la faisaient sombrer à nouveau. Lucie s'était bien rendu compte que ses propres sentiments avaient changé, mais elle ne voulait pas en parler. Lucius n'était pas son père, même si elle l'avait cru durant quelques années. Elle avait le droit de laisser courir ses sentiments. Elle ne se retiendrait pas. Maintenant, elle avait dix-huit ans.

- Ca te fait quel âge Lucius ?

- Trente-quatre ma belle, Pourquoi cette question ? Tu trouves que j'ai vieilli ?

- Arrête, tu sais très bien que je suis incapable de penser du mal de toi ! Je me demandais juste comment tu étais devenu ami avec mon père, alors qu'il a presque vingt ans de plus que toi.

- Et entre nous alors ? N'y-a-t-il pas presque vingt ans ? Et pourtant, je peux dire sans complexe que tu es la personne à qui je tiens le plus.

Lucius avait arrêté la voiture devant son manoir et il s'était tourné vers Lucie pour prononcer ces paroles. Lucie ne put retenir le rougissement de ses joues. Il était temps de laisser parler ses sentiments. Elle avait dix-huit ans maintenant.